RIMBAUD AUX SIENS
Aden, 22 septembre 1880.
Chers amis,
Je reçois votre lettre du 9 septembre, et, comme un courrier part demain-pour la France, je réponds. Je suis aussi bien qu’on peut l’être ici. La maison fait plusieurs centaines de mille francs d’affaires par mois. Je suis le seul employé et tout passe par mes mains, je suis très au courant du commerce du café à présent. J’ai absolument la confiance du patron. Seulement, je suis mal payé : je n’ai que cinq francs par jour, nourri, logé, blanchi, etc., etc., avec cheval et voiture, ce qui représente bien une douzaine de francs par jour. Mais comme je suis le seul employé un peu intelligent d’Aden, à la fin de mon deuxième mois ici, c’est-à-dire le 16 octobre, si l’on ne me donne pas deux cents francs par mois, en dehors de tous frais, je m’en irai. J’aime mieux partir que de me faire exploiter. J’ai d’ailleurs déjà environ 200 francs en poche. J’irais probablement à Zanzibar, où il y a à faire. Ici aussi, d’ailleurs, il y a beaucoup à faire. Plusieurs sociétés commerciales vont s’établir sur la côte d’Abyssinie. La maison a aussi des caravanes dans l’Afrique ; et il est encore possible que je parte par là, où je me ferais des bénéfices et où je m’ennuierais moins qu’à Aden, qui est, tout le monde le reconnaît, le lieu le plus ennuyeux du monde, après toutefois celui que vous habitez.
J’ai 40 degrés de chaleur ici, à la maison : on sue des litres d’eau par jour ici. Je voudrais seulement qu’il y ait 60 degrés, comme quand je restais à Massaoua !
Je vois que vous avez eu un bel été. Tant mieux. C’est la revanche du fameux hiver.
Les livres ne me sont pas parvenus, parce que (j’en suis sûr) quelqu’un se les sera appropriés à ma place, aussitôt que j’ai eu quitté le Troodos. J’en ai toujours besoin, ainsi que d’autres livres, mais je ne vous demande rien, parce que je n’ose pas envoyer d’argent avant d’être sûr que je n’aurais pas besoin de cet argent, par exemple si je partais à la fin du mois.
Je vous souhaite mille chances et un été de 50 ans sans cesser.
Répondez-moi toujours à la même adresse ; si je m’en vais, je ferai suivre.
RIMBAUD.
Maison Viannay,
Bardey et Cie,
Aden.
— Bien faire mon adresse, parce qu’il y a ici un Rimbaud agent des Messageries maritimes. On m’a fait payer 10 centimes de supplément d’affranchissement. Je crois qu’il ne faut pas encourager Frédéric à venir s’établir à Roche, s’il a tant soit peu d’occupation ailleurs. Il s’ennuierait vite, et on ne peut compter qu’il y resterait. Quant à l’idée de se marier, quand on n’a pas le sou ni la perspective ni le pouvoir d’en gagner, n’est-ce pas une idée misérable ? Pour ma part, celui qui me condamnerait au mariage dans des circonstances pareilles ferait mieux de m’assassiner tout de suite. Mais chacun son idée, ce qu’il pense ne me regarde pas, ne me touche en rien, et je lui souhaite tout le bonheur possible sur terre et particulièrement dans le canton d’Attigny (Ardennes).
À vous.